Le président va devoir composer avec les forces qui font la loi à Abidjan. Reportage auprès des chefs de guerre et de leurs soldats.
C’est un fantôme qui a hanté Abidjan ces dernières semaines. Un ennemi légendaire de Laurent Gbagbo, qui pourrait bien troubler le sommeil du président Alassane Ouattara. Pour avoir été l’un des pères de la rébellion en 2002, son nom est célèbre dans toute la Côte d’Ivoire: Ibrahim Coulibaly, plus connu sous le pseudonyme de "IB". Après dix années d’exil en France, IB est revenu. C’était un mois avant les élections, "parce que je savais que les choses allaient se gâter", explique-t-il.
Pendant des semaines, il a, tapi dans l’ombre, harcelé les forces de sécurité de l’ancien régime, à la tête d’un mystérieux groupe, le "commando invisible". Pour rencontrer IB, il faut s’enfoncer dans Abobo, quartier nord d’Abidjan, fief des pro-Ouattara, passer les multiples barrages que contrôlent ses hommes, et pénétrer dans PK 18, l’un des secteurs de la commune où "le Général", comme l’appellent ses hommes, a établi son QG. Flanqué d’une partie de ses "officiers", dont le mutique colonel Bauer, il revient sur les combats des semaines passées: "C’est nous qui avons sauvé Abobo du massacre programmé par Laurent Gbagbo. Au début nous n’étions que 50 officiers puis des membres des FDS [Forces de sécurité, loyales à Gbagbo] et des centaines de volontaires nous ont ralliés."
Mais maintenant, le "commando invisible" a-t-il encore une utilité? "Le gouvernement n’a encore rien fait pour Abobo, explique-t- il. Nous, nous distribuons de la nourriture, faisons en sorte que les hôpitaux rouvrent." IB organise donc un contre-pouvoir à l’intérieur d’Abidjan. Et estime qu’Alassane Ouattara doit désormais compter avec lui. "Le pouvoir doit prendre de la hauteur et considérer l’ensemble des forces en présence, dont nous faisons partie. Moi, bien sûr, je peux déposer la tenue et partir. Mais, mes petits, là, vous croyez qu’ils peuvent s’en aller comme ça? Ils vont être difficiles à déloger." IB revendique 5.000 hommes sous ses ordres. "Sans doute peut-on enlever un 0", corrige un observateur européen. "Mais il a un pouvoir de nuisance certain."
Pour Alassane Ouattara, voilà sans doute le prix à payer pour sa victoire finale sur Laurent Gbagbo, il y a six jours. L’option militaire, tant de fois repoussée, a finalement livré Abidjan aux "corps habillés". Ce sont principalement les anciennes Forces nouvelles venues du nord du pays et aujourd’hui intégrées dans les FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire) qui ont investi la ville. Des troupes qui, depuis 2002, vivent en quasi-autonomie, avec, à leur tête, des commandants de zone ("comzones") qui n’ont pas toujours fait preuve d’une grande obéissance à l’égard du politique. À côté, ont aussi émergé des groupes autonomes, comme celui de IB, qui veulent être payés de leur engagement dans la bataille d’Abidjan.
En réponse, Patrick Achi, porte-parole du gouvernement, n’offre pour l’instant que l’intransigeance, au risque de faire monter la tension: "Si IB veut agir, il n’a qu’à s’engager en politique. Mais il faut qu’il comprenne: le temps des militaires est aujourd’hui terminé."
Une affirmation difficilement crédible lorsqu’on parcourt la capitale économique ivoirienne. Certes, comme le répètent les représentants du régime, toujours terrés au Golf Hôtel, la vie reprend son cours. Un peu. Et seulement dans certains secteurs, principalement au sud. Hier, le quartier d’affaires du Plateau était toujours désespérément désert et arpenté essentiellement par des FRCI. Même situation à Cocody, la zone chic. À Yopougon, plus au nord, c’est pire : des milices pro-Gbagbo continuent de sévir.
Sur les grands axes routiers, à côté des quelques taxis, ce sont surtout des pick-up chargés d’hommes armés de kalachnikov ou de lanceroquettes, vêtus de treillis dépareillés, que l’on croise. Ce sont ces hommes- là, pas forcément avenants, qui composent la nouvelle armée de Côte d’Ivoire et assurent la sécurité dans la ville. Ce sont eux qui contrôlent la plupart des barrages, où parfois certains réclament leur bakchich. Eux aussi qui ont réquisitionné les rares stations-service qui ne sont pas à sec. Certains soldats y revendent en douce le gasoil aux civils…
"Il va falloir qu’ils abandonnent ces pratiques, témoigne un observateur européen. Jusqu’à ces derniers jours, ils se sont livrés à des pillages." Un peu d’ordre semble avoir été instauré depuis. Des patrouilles mixtes mélangeant soldats français de la force Licorne et FRCI ont également été organisées. "Nous, la population nous connaît, assurait hier un gendarme français en mission dans le sud de la ville. Circuler ensemble, cela permet de faire comprendre que ce sont eux les dépositaires de l’autorité publique."
Cela sera-t-il suffisant pour instaurer la confiance entre une population d’Abidjan qui a voté majoritairement pour Gbagbo et des militaires qui, depuis dix ans, ont juré sa perte? "Le mieux serait que les gendarmes et les policiers reviennent rapidement sur le terrain", explique un diplomate occidental. Sauf que certains policiers ont soutenu le précédent régime et ont peur des représailles. "Les ambiguïtés ont été levées, la situation va se régler dans les prochains jours", assure pourtant un proche de Guillaume Soro, Premier ministre et ministre de la Défense. En attendant, l’organisation sécuritaire est loin d’être au point.
Autre quartier, même confusion. Au commissariat du 31e secteur, en zone 4, au sud de la ville , c’est Mohamed Touré qui a pris le contrôle du bâtiment. L’homme affirme faire partie des forces spéciales. Mais ses subordonnés le reconnaissent : ils n’ont pris les armes qu’il y a quelques semaines. Pour plus de crédibilité, ils se sont donné le nom de MLAS (Mouvement de libération d’Abidjan Sud). Ils savent pourtant que leur avenir ne s’écrit pas dans ce commissariat. "Mais on ne peut pas retourner chez nous, s’inquiète Sindou, un mécanicien. Les miliciens de Gbagbo ne sont pas tous partis et risquent de se venger."
Chez les "petits" de IB, on s’interroge aussi sur l’attitude à tenir dans les mois à venir: "Mon magasin a été brûlé, affirme Saissa Konaté, auparavant ferrailleur et qui tient désormais l’un des barrages d’Abobo, où il arrive à récolter quelques centaines de francs CFA par jour. Je n’ai plus rien. Qu’est-ce que je vais faire si je pars d’ici?" Un programme de démobilisation a été annoncé par les autorités. Ces militaires sans avenir y seront-ils sensibles? "Nous voulons bien lâcher les armes, admet Daouda, 36 ans. Mais nous avons offert notre poitrine pour la Côte d’Ivoire. Pour ça, il faut que le président Ouattara nous récompense." Dans sa main, il agite un kalachnikov pris à l’ennemi. Une arme qui assure pour l’instant sa survie. Mais qui complique le futur immédiat de la nouvelle Côte d’Ivoire.
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