L'entêtement de Laurent Gbagbo à s'accrocher au pouvoir coûte que coûte a déchiré le pays pendant plus de quatre mois et entraîné des milliers de morts. Mais la victoire des forces pro-Ouattara, parce qu'elle fût vengeresse et sanglante, n'a fait que creuser le fossé encore davantage. C'était bien mal entamer un mandat qu'on veut sous le signe de la réconciliation. Les images de l'arrestation de Laurent et de Simone Gbagbo, de leur fils ensanglanté, annonçaient une traque sans pitié. D'un côté, Ouattara donnait l'assurance que l'ancien chef d'État serait traité dignement, de l'autre, sa télévision diffusait des images humiliantes. Des images qui ne pouvaient que choquer la moitié des Ivoiriens qui ont voté pour Gbagbo. Des images qui ne pouvaient qu'alimenter les rancunes, la colère, qu'inciter les fidèles du président défait à poursuivre leur lutte insensée.
En infligeant une telle humiliation publique à son adversaire, Alassane Ouattara envoyait un terrible message à ses troupes armées sur le terrain. Montrer en boucle des militaires pro-Ouattara outrager les cadavres des gardes présidentiels a été reçu comme un coup d'envoi à la chasse aux sorcières.
Chasse aux partisans pro-Gbagbo
Dès le 12 avril, Amnesty International dénonçait des actes de représailles et de violences à l'encontre des pro-Gbagbo, rapportait des témoignages de meurtres, d'habitants terrorisés. Le chercheur responsable de l'Afrique à Amnesty International, Salvatore Saguès, lançait ce cri d'alarme sur les ondes de Radio France International le 15 avril.
"Il y a réellement une chasse à l'homme maintenant à Abidjan et il faut y mettre un terme immédiatement. C'est gravissime. Vous savez comment Amnesty a critiqué constamment pendant dix ans ce qu'a fait Laurent Gbagbo. Mais ce qui se passe actuellement est inimaginable! Il y a des gens sans aucun contrôle qui sont en train de commettre des choses barbares et il faut absolument que cela se sache. Je suis assez étonné de la teneur de la presse en France. On a l'impression que les choses vont de mieux en mieux. Ce n'est absolument pas vrai. Nous n'avons aucune sympathie pour l'ancien régime, mais ce qui est en train de se passer est inadmissible [...] Ces exactions sont commises par des hommes en armes. Soit ce sont des personnes qui appartiennent aux Forces républicaines (pro-Ouattara), soit les Forces républicaines ne font rien pour arrêter ces personnes. Et donc, les autorités sont responsables de ce qui se passe là-bas. Actuellement à Abidjan, il y a des milliers de personnes qui sont terrifiées et qui sont en danger. "
Le plus inquiétant face aux témoignages innombrables faisant état de cette chasse aux sorcières, c'est le déni du gouvernement Ouattara. « Dire que des personnes se réclamant d'Alassane Ouattara pourchassent des hommes à Abidjan est totalement faux! Il ne faut pas dire des contre-vérités aussi graves que celles-là, » déclarait Patrick Achi, le porte-parole du gouvernement Ouattara.
"Venez nous sauver"
Dans les jours qui ont suivi l'arrestation de Laurent Gbagbo, j'ai reçu de nombreux appels d'Ivoiriens en détresse qui voulaient que « le Canada » aille les chercher. « Venez nous sauver, pourquoi le Canada ne fait-il rien? », me demandait-on. Des pro-Gbagbo connus, mais aussi des gens non engagés, dont le seul tort étaient de vivre dans un quartier connu pour héberger des partisans de Laurent Gbagbo, ou, à San Pedro notamment, d'être membre d'une ethnie ayant la réputation de voter davantage pour l'ancien président. Je n'oublierai jamais la voix de cette femme, la mère d'une pro-Gbagbo vivant au Canada, elle-même apolitique. Elle chuchotait pour ne pas se faire entendre des agresseurs dans la rue, en train de piller la maison du voisin. Elle était convaincue d'être la prochaine cible. Je n'ai plus eu de ses nouvelles. Durant l'offensive des forces pro-Ouattara et après le 11 avril, presque tous les Canadiens d'origine ivoirienne ont connu cette angoisse, insoutenable, d'être sans nouvelles de proches pendant des jours. Beaucoup de concitoyens pris au piège à Abidjan pendant ces jours terribles ont demandé aux autorités canadiennes d'être évacués. Ils n'ont jamais eu de réponse. Pourquoi le Canada n'a-t-il pas offert d'évacuer ses ressortissants en Côte d'Ivoire, comme on l'a fait en Libye?
Squelettes dans le placard
Selon le journal ivoirien L'Intelligent, 21 chefs d'État auraient confirmé leur présence à la cérémonie d'investiture d'Alassane Ouattara, le 21 mai prochain. Mais c'est aux Ivoiriens que le nouveau chef d'État doit s'adresser. Cet ancien directeur du FMI doit apprendre à se faire aimer d'un peuple profondément déchiré, blessé dans sa chair. Pas une famille en Côte d'Ivoire n'a été épargnée par les violences des derniers mois. Les deux camps pleurent leurs morts. Le nouveau président ivoirien saura-t-il prendre ses distances de ceux à qui il doit sa victoire ultime? Ce sont les armes et les rebelles de Guillaume Soro, avec l'appui actif de l'armée française, qui lui ont permis de défaire Laurent Gbagbo. Guillaume Soro est encore le premier ministre et le ministre de la Défense de la Côte d'Ivoire. Tant que cet ancien chef des rebelles du nord restera l'homme fort du gouvernement Ouattara, le chemin vers la réconciliation sera un champ miné. Le gouvernement Ouattara restera hanté par les squelettes dans le placard de Guillaume Soro (dont Ibrahim Coulibaly, son ancien frère d'armes, tué à Abidjan le 27 avril, et le ministre Désiré Tagro, secrétaire général de la présidence, tué lors de l'arrestation de Laurent Gbagbo dans des circonstances mystérieuses). Le nouveau président de la Côte d'Ivoire aura-t-il le courage d'écarter du pouvoir le chef de guerre qui l'a mené au palais présidentiel?
Sophie Langlois, journaliste à Radio canada.ca
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