Mamadou Nkrumah Abou Sané est le Secrétaire général et représentant à l'extérieur du Mouvement des Forces démocratiques de la Casamance. De la France où il vit en résidence surveillée depuis plus de 10 ans, il continue le combat pour l’indépendance de la Casamance. Mamadou Nkrumah Abou Sané aborde dans cette interview qu’il a bien voulu nous accorder la question ivoirienne, non sans exhorter les peuples africains à lutter pour sortir du supplice du Tantale de la mafia françafricaine.
La Côte d’Ivoire a connu une longue crise militaro-politique qui s’est achevée par une guerre civile avec l’arrestation de l’ex-président, Laurent Gbagbo. Quelle lecture faites-vous de ces évènements ?
Ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire dépasse largement le cadre strict de ce pays. Il concerne et interpelle, au-delà de la région ouest-africaine, l’ensemble du continent qui, après son premier cinquantenaire «d’indépendance», éprouve toutes les difficultés du monde à assumer réellement sa «souveraineté» que lui dénient, de fait, les puissances occidentales - avec la complicité de quelques-uns de ses fils corrompus jusqu’à la moelle. C’est donc un sentiment de désolation, de colère, et de profonde amertume qui m’anime. Pour moi même, et surtout pour la Côte d'Ivoire, et par-delà pour tous les peuples d'Afrique. Cela dit, je crois que l'erreur qu'a commise le Président Gbagbo, c'est d'avoir accepté de participer aux assises de Marcoussis. Depuis ce jour-là, l'issue de cette crise était déjà dessinée.
Vous qui êtes un observateur attentif de la politique africaine. Le président Laurent Gbagbo vous a-t-il paru le dictateur sanguinaire qu’on dépeint ?
De tous les leaders politiques africains, le Président Laurent Gbagbo est l’un des grands modèles qu’il faudrait peut-être enseigner dans les écoles de Sciences-po. Depuis la création du Fpi (Front populaire ivoirien), son parti, jusqu’à son accession à la magistrature suprême, jamais il n'a commis de violence politique sur son peuple. Cette attitude est très connue de la France, qui est prompte à qualifier de «dictateur» tout leader africain qui refuse de rentrer dans le giron françafricain. Si la France et ses gouverneurs locaux le diabolisent aujourd’hui, c’est justement parce que c’est un véritable nationaliste, un panafricaniste qui a été combattu pour avoir voulu préserver les intérêts du peuple ivoirien et des peuples africains et se libérer du joug néocolonial.
Le nouveau pouvoir d’Abidjan, veut faire juger Laurent Gbagbo pour les violences postélectorales, mais en même temps, ce pouvoir fait table rase des crimes commis depuis le 19 septembre 2002…
Il ne faut surtout pas se tromper. C'est la mafia françafricaine qui veut juger Gbagbo, parce que c'est elle qui est aujourd'hui le véritable maître de la Côte d'Ivoire. Alassane Ouattara est installé pour exécuter les ordres venant de Paris. Comment peut-on vouloir juger l’agressé et éviter de parler de l’agresseur, voire l’encenser ? Mais tout cela ne date pas seulement du 19 septembre 2002. Il faut plutôt remonter au décès du président Houphouët-Boigny. La crise ivoirienne qui a abouti à l'installation d’Alassane Ouattara à la tête de la Côte d'Ivoire a commencé à ce moment-là.
Aujourd’hui, on n’hésite pas à comparer le Président Laurent Gbagbo à Patrice Lumumba, pour dire qu’il représente une Afrique qui ne s’incline pas. C’est un avis que vous partagez ?
Cette comparaison me paraît juste et absolument légitime. Au Congo comme en Côte d'Ivoire ce sont les mêmes causes avec les mêmes effets et les mêmes acteurs qui ont accompli le même mandat que l'ancienne puissance belge au Congo-Kinshasa. Et c’est sous le même mandat que s'était abrité les Nations unies en 1961 pour éliminer Patrice qu’elles se sont camouflées le 11 avril 2011 pour bombarder la Côte d’Ivoire et arrêter le Président Laurent Gbagbo. Comme quoi les nationalistes ont tous le même destin en Afrique.
Cette élection présidentielle ivoirienne n’a-t-elle pas été finalement un prétexte pour faire partir Laurent Gbagbo qui ne répondait pas aux enjeux économiques de la France ?
Dans la crise ivoirienne, il n’y a eu qu'un seul acteur qui a joué tous les rôles : c'est la France. La France ne pouvait faire autre chose que de prendre ce prétexte pour faire installer celui qu'elle avait depuis longtemps choisi à la tête de l'Etat Ivoirien. Il faut dire que l'essor de la Côte d'Ivoire sous Gbagbo a été perçu comme une menace pour la France qui juge proprement insupportable de voir son ex-colonie se démocratiser, se développer et se moderniser hors de son contrôle. La France a donc créé une guerre de toutes pièces pour compliquer l'existence de la Côte d’Ivoire et ainsi entraver son progrès afin d'éviter qu'elle ne serve d'exemple aux autres nations africaines. La France a tout simplement bloqué les investissements productifs et sociaux dont le programme du Président Gbagbo était porteur. Chaque fois, la France et son réseau françafricain ont toujours su trouver des alibis pour assouvir leurs instincts de prédateurs et briser les reins à ceux des leaders africains qui ne répondent pas à leurs enjeux économiques et qui entreprennent des efforts méritoires de bonne gouvernance et de modernisation de leur Nation. Tous les Africains d’Afrique et de la diaspora doivent en tirer toutes les grandes leçons nécessaires, ne serait-ce que pour la survie de nos peuples.
Certains observateurs politiques pensent que les tristes évènements de Côte d’Ivoire marqueront l’Histoire de l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?
En effet, il est clair que ces tristes et inacceptables évènements de Côte d'Ivoire marqueront à jamais la mémoire de tous les nationalistes africains. Puisqu’ils montrent combien nous ne sommes pas encore indépendants. A ce propos, Ben Bella, lors de la création de l'Oua disait : «Nous Africains, acceptons de mourir un peu pour la libération de nos peuples». Il nous faut effectivement accepter de mourir un peu pour la libération de nos pays.
Comment expliquez-vous la propension des pays occidentaux à piétiner les démocraties qu’ils prétendent pourtant défendre, dans les pays du tiers-monde, notamment en Afrique ?
Les occidentaux ont bien raison de piétiner les «démocraties» qu'ils ont installées en Afrique. Ils ne sont que dans leur logique, parce que ces «démocraties» ne sont pas celles des Africains. Par conséquent, il nous appartient, nous Africains d’installer dans nos pays, nos propres démocraties. Mais cela passe impérativement par la reconquête de notre vraie indépendance. Etre indépendant exige le départ immédiat et inconditionnel de l'ancienne puissance coloniale ainsi que de son armée coloniale. Avec la domination du monde par la coalition américano-franco-britannique, il nous faut trouver une alternative crédible pour décoloniser l’Afrique. Autrement dit, assurer l’avenir de notre démocratie. Or, à mon sens, la seule alternative qui nous reste c'est de lutter pour la libération de nos peuples car ce sont les peuples libres qui peuvent déterminer librement leurs sociétés et le mode de leur démocratie en adéquation totale avec leur mode de vie culturel, social et politique. Sinon, 50 ans après les pseudo-indépendances africaines, au regard de ce qui se passe, on se rend à l’évidence que rien n’a bougé et que 50 ans plus tard, les relations avec la France se résumeront toujours à une allégeance des dirigeants des anciennes colonies à l’ex-puissance coloniale…
Ne sommes-nous pas en face de signes qui témoignent d’un discrédit croissant de ce qu’on appelle «la politique» ?
Non, je ne le crois pas du tout. Car pour qu’il existe une «politique», il faut d’abord être indépendant et libre.
Pourquoi selon vous les forces de la déstabilisation de l’Afrique sont-elles plus dynamiques ? D’où vient la défaite de la liberté, du progrès et du développement africain ?
Il n’y a pas de forces de déstabilisation en Afrique, car le colon n'a jamais quitté ses anciennes colonies. Dès lors que cette situation subsistera, il n'est point question pour nous de parler de déstabilisation en Afrique. En Afrique, il n'y a pas de liberté, de progrès, encore moins de développement. Pour qu’on parle de liberté, de progrès et de développement, il faut d'abord et avant tout se libérer totalement du joug de la France coloniale. Prenez l’exemple des pays de l'Amérique Latine. Ils sont «indépendants» depuis plus de 150 ans. Malheureusement, ils sont restés la chasse gardée des Etats-Unis. Ils ne pouvaient donc pas penser et forger leur mode de démocratie, de politique sociale, de culture et de développement. Mais après la révolution dite paraguayenne, ces pays ont pu enfin se libérer totalement de l'emprise américaine. Aujourd’hui, on constate que la plupart des pays de l’Amérique Latine ont pris leur envol dans tous les domaines.
Pensez-vous qu’un pays peut se développer pendant que sa structure économique et politique reste asservie à un système dont lui-même ne contrôle pas les données ?
Un pays ne peut se développer sans être libre, car se développer signifie que vous pensez par vous-mêmes la société dans laquelle vous vivez et que les hommes et les femmes qui la composent peuvent décider librement de la façon dont leur société peut se bâtir et se moderniser à partir de leur propre valeur et de leur génie créateur.
Le franc Cfa et ses mécanismes ne sont-ils pas les leviers du pillage des économies africaines ?
Il se pose toujours la question de l’indépendance et de tous liens avec l'ancienne puissance coloniale. Parce que les bases militaires étrangères ne doivent pas exister sur le territoire d'un pays dit indépendant. Et la monnaie est assurément la clé de voûte et le fondement de l’indépendance d'un pays. Tant que les Etats africains seront pieds et mains liés dans la zone Cfa, leurs économies feront toujours l’objet de pillage systématique de part de la France. La conquête de nos indépendances politiques passe nécessairement par celle de notre souveraineté monétaire. A mon avis, les pays africains doivent s’affranchir de la tutelle française en sortant du Cfa pour penser réellement leur développement et son avenir.
Il se produit actuellement dans le monde, des mouvements dits «printemps arabe». Quelle signification donnez-vous à ces révoltes ? Visent-elles à effectivement combler le vide de démocratie ?
Ces révolutions ont pour moi une signification majeure et importante. Car aucun peuple ne doit accepter de vivre dans une société moderne régie par des mécanismes moyenâgeux. Mais, comme l’histoire l’a toujours démontré, à un moment donné, le vase déborde. Elles montrent à suffisance la profondeur de l’indignation suscitée par l’injustice sociale. Il faut donc donner une chance à ces révolutions en soutenant la démocratisation de façon réelle et efficace. Les Africains doivent en tirer des enseignements et comprendre que la liberté ne s’octroie jamais, il faut l’arracher.
Le président Wade a été le premier chef d’Etat à effectuer une visite à Benghazi, auprès des rebelles Libyens. Quelle en est votre appréciation ?
C’est une énorme bévue. Et il a fallu, bien sûr, que ce soit un Africain comme d’habitude. Mais il faut souligner que Wade est valet de la françafrique qui n’est qu’obnubilé par son intérêt personnel et non par celui de son peuple et, encore moins, celui de l'Union africaine auquel son pays appartient. Abdoulaye Wade montre là à quel point il a toujours travaillé contre les peuples africains. Sinon comment un homme qui tient à peine debout et qui veut briguer un autre mandat, peut-il dire ce qu’il a dit à propos de Kadhafi. Et pourtant, on se souvient qu’en décembre dernier, lors d’une visite du «Guide» à Dakar, il qualifiait encore Kadhafi de «compagnon de lutte pour l'édification des États-Unis d'Afrique». En tout cas, cette visite de Wade n’est ni plus ni moins qu’une honte pour le monde noir. C’est une insulte à la raison. Une insulte à l’intelligence. Une insulte à l’Afrique. Une insulte à l’Union africaine.
La prochaine élection présidentielle au Sénégal aura lieu en 2012. Quelles sont les chances de l’opposition sénégalaise face à Abdoulaye Wade ?
Les chances de l'opposition sénégalaises aux élections de février 2012 résident dans la coalition que cette même opposition pourrait mettre sur pied pour affronter leur unique adversaire qu'est Abdoulaye Wade.
Wade affirme pourtant qu’il n’a pas d’adversaires dans l’opposition sénégalaise. Qu’en dites-vous ?
Abdoulaye Wade est trop égocentrique pour affronter la réalité de son pays. C’est pourquoi, il continue à se saouler de la certitude qu'une victoire au premier tour lui est possible. Les temps ont changé, les Sénégalais aussi ; même si Wade ne l'a pas encore compris....
Où en est le Mfdc dans sa lutte pour l’indépendance de la Casamance ?
Le Mfdc se porte très bien dans sa lutte pour l'indépendance de la Casamance. Et cela se fera, puisque c'est la volonté du peuple casamançais qui s'exprime à travers cette lutte. Après la disparition de l’abbé Diamacoune Senghor, le leader charismatique du Mfdc, le gouvernement sénégalais a pensé que notre lutte resterait au stade de l’idéal. Au contraire, la disparition ne notre leader n'a en rien altéré la lutte du Mfdc pour la libération de tous nos combattants injustement emprisonnés par le pouvoir de Dakar. Mieux, elle a dopé la détermination à libérer la Casamance par tous les moyens. C’est cela notre seul et unique objectif. Et nous l’atteindrons, car la lutte continue.
Correspondance particulière réalisée via le net par Nikitta Kadjou
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